D’un côté, le droit international apparaît plus que jamais bafoué et impuissant à peser sur le cours des événements et l’attitude des États. De l’autre, il a rarement été autant mobilisé, tant dans les discours des différents acteurs (États, ONU, société civile, médias, classe politique) que dans le recours – pourtant généralement exceptionnel – à des mécanismes judiciaires invitant des juridictions internationales à se prononcer sur divers aspects des événements, au regard des règles internationales pertinentes.
Pour saisir la portée de cet apparent paradoxe, il faut rappeler la nature particulière du droit international, qui s’applique principalement dans les relations horizontales entre États et qui est peu pourvu de procédures de sanctions et de contraintes. Cela en fait un droit largement tributaire de la volonté des États et des rapports de force. De ce point de vue, Israël se trouve dans une position très favorable, bénéficiant d’un soutien quasi inconditionnel de la part des États-Unis et de la bienveillance de l’Union européenne, combinés à une normalisation de plus en plus flagrante de la part de nombreux États arabes, notamment à la suite de la conclusion des Accords d’Abraham.
Dans le contexte de la guerre à Gaza, plusieurs procédures ont pourtant pu être activées, qui montrent la place que persiste à tenir le droit international dans les tentatives de mettre fin à l’impunité d’Israël et plus globalement parvenir à la fin de l’occupation et à la résolution du conflit israélo-palestinien. En décembre 2023, l’Afrique du Sud a ainsi pu introduire une requête contre Israël devant la Cour internationale de Justice (CIJ), en vue de le faire déclarer responsable d’actes de génocide et d’obtenir, dans l’attente du procès au fond, des « mesures conservatoires » ordonnant à l’État israélien de cesser ses pratiques ou de favoriser l’acheminement de l’aide humanitaire, en vue de faire face à un risque plausible de génocide. Cette procédure a également permis d’interpeller les États alliés d’Israël sur leurs obligations découlant de la Convention relative à la prévention et la répression du crime de Génocide de 1948. Dans cette même perspective, le Nicaragua a déposé une autre requête devant la CIJ contre l’Allemagne, en lui reprochant précisément de poursuivre ses livraisons d’armes et d’autres formes d’aides à Israël, en dépit de ses obligations de prévenir le génocide et de faire respecter le droit international humanitaire.
En parallèle, le procureur de la Cour pénale internationale a réactivé l’enquête portant sur la « situation dans l’État de Palestine », ouverte en mars 2021 mais négligée depuis lors. En mai 2024, le Procureur a demandé la délivrance de mandats d’arrêt visant trois dirigeants du Hamas, Benyamin Netanyahou et son ministre de la Défense (démissionnaire depuis) Yoav Gallant, mandats confirmés en novembre par une Chambre de la Cour. On sait que la Cour est sous forte pression de divers États occidentaux, et qu’Israël a mis sous surveillance et exercé des menaces sur l’ancienne procureure Fatou Bensouda, qui a procédé à l’ouverture de l’enquête. L’actuel procureur et les juges de la Cour se trouvent ainsi confrontés à la réalité des relations internationales. L’annonce par la France d’une possible reconnaissance d’immunité en faveur de Netanyahou, ou la promesse par le futur chancelier allemand Friedrich Merz d’une invitation du Premier ministre israélien sans tenir compte des demandes de la CPI n’en sont que les manifestations les plus visibles.
Par ailleurs, la CIJ, dans le cadre d’une procédure consultative mise en action par l’Assemblée générale de l’ONU depuis 2022, a rendu un avis en juillet dernier à la portée essentielle, qui se prononce sur tous les aspects juridiques principaux liés à l’occupation israélienne des territoires palestiniens. Le principal changement de perspective engendré par l’avis de la Cour consiste à exiger d’Israël qu’il « mette fin à sa présence illicite dans le Territoire palestinien occupé dans les plus brefs délais ». Dans la résolution ES-10/24, adoptée le 18 septembre 2024 par l’Assemblée générale le délai du retrait israélien a été établi au maximum à 12 mois. Tant l’avis de la CIJ que la résolution de l’Assemblée générale précisent une série de mesures concrètes que l’ensemble des États doivent prendre pour faire respecter le droit international par Israël, comme l’interdiction d’importation des produits des colonies, la cessation de tout transfert d’armes ou l’adoption de sanctions à l’égard des individus et sociétés impliqués dans le maintien de l’occupation, dont les colons coupables de violence. Une nouvelle fois, la CIJ a affirmé quel était le droit international et les conséquences pratiques à en tirer, mais toute concrétisation dépendra de la volonté politique des gouvernements. Le droit international est ainsi constamment balancé entre d’une part sa dimension idéaliste, à l’œuvre dans le cas de la guerre à Gaza à travers les procédures mises en œuvre et son invocation comme cadre de référence, et d’autre part son versant plus politique, qui permet aux États les plus puissants d’échapper à son application effective.
L’élection de Donald Trump ne présage évidemment rien de positif à cet égard. On se souviendra que lors de son premier mandat, Trump avait reconnu la souveraineté israélienne sur Jérusalem, admis la légalité des colonies juives installées en Cisjordanie et proposé un « accord du siècle », qui prévoyait précisément de mettre à l’écart tous les principes établis par les résolutions de l’ONU, pour permettre à Israël d’annexer de larges portions du territoire palestinien. Les premières mesures qu’il a adoptées depuis son retour aux affaires ont consisté à établir des sanctions contre la CPI et son personnel, en particulier le procureur Karim Khan, et envisager le transfert de la population de Gaza, pour y construire une « Riviera ».
Il ne s’agit plus d’une simple « neutralisation » des effets du droit international mais de sa négation pure et simple. Plus aucune règle ne paraissant exister, qu’il s’agisse de déterminer le sort de Gaza sans les Palestiniens ou prétendre, dans un autre contexte, s’approprier le Groenland contre l’avis de ses habitants et du Danemark. Une menace évidente plane sur la préservation du droit international et des mécanismes de coopération au sein des Institutions internationales, sans que l’on ait le sentiment qu’existent parmi les États européens une cohésion et une volonté suffisamment affirmée pour protéger l’ordre juridique international. Aujourd’hui, ce sont les États du « Sud global » qui paraissent le plus en pointe dans la défense du droit international, dont les règles sont souvent les plus à même de protéger les parties les plus faibles. De ce point de vue, le droit international reste le fondement le plus solide pour défendre les droits des Palestiniens, aboutir à une responsabilisation d’Israël et, au bout du compte, parvenir à une paix juste. La société civile a un rôle prépondérant à jouer pour rappeler aux gouvernements la nécessité de respecter les règles internationales et d’adopter les mesures en garantissant une application effective.
François Dubuisson
Professeur de droit international, Université libre de Bruxelles